Désharmonisation entre le secteur bancaire et le secteur réel en Haïti: quand la finance boude la production
« Les banques sont les meilleurs moteurs jamais inventés pour stimuler la croissance économique » Alexander Hamilton (1781).
La littérature sur la relation existant entre la finance et la croissance de la production de biens et services est légion. Ross Levine, en 2005, a publié une étude classique (Finance and Growth: Theory, Evidence, and Mechanisms) qui compte près de 300 références ; plus de 100 documents ont été rédigés après 2005. La plupart de ces recherches, de Walter Bagehot (1873) à Marco Pagano (2013), ont abouti à la conclusion que le développement financier (mesuré, entre autres, par le ratio crédit privé/ produit intérieur brut) est une condition sine qua non au développement économique. Notamment, au travers de son impact sur l’investissement, l’innovation technologique, la productivité des facteurs de production et donc, sur la croissance économique.
Levine (1997) définit la fonction essentiellement d’un système financier comme la facilitation de l’allocation des ressources à travers le temps et l’espace. Pour John Maynard Keynes, la monnaie est indissociable de la production marchande ; ce sont les deux éléments constitutifs du fonctionnement de l’économie. La monnaie est créée à partir du financement de l’activité économique. Tandis que, du côté des classiques, c’est la dichotomie. Selon David Ricardo, la monnaie ne participe pas à la formation de l’équilibre économique ; elle ne détermine que le niveau absolu des prix. Ce dernier est déterminé indépendamment de l’échange réel par la quantité de monnaie en circulation.
Après cette entrée en matière, on peut se demander comment la situation se présente-t-elle en Haïti.
L’économie haïtienne est caractérisée par cette dichotomie dont parlent les classiques dans la mesure où on observe ce que la Banque de la République d’Haïti (BRH) désigne comme la « non-intégration des sphères financières et réelles ». D’un côté, nous avons un système bancaire considéré comme performant, sain et solide. Alors que, de l’autre côté, le secteur réel est enfermé dans une trappe à faible croissance. Pour Edouard Francisque (PhD), ce secteur souffre de « nanisme économique ». La non-intégration du secteur bancaire dans le tissu de production a été dénoncée par Marc Louis Bazin (Le Nouvelliste, 2008) :
Le secteur bancaire ne finance pas le développement. Pratiquement 50 % des prêts des banques commerciales vont au commerce et à la consommation. Les prêts à l’investissement productif, à l’agriculture et aux transports ne représentent que 10 % du total des prêts que consent le secteur bancaire. La part du crédit qu’accordent les banques est la plus faible de la Caraïbe (11 %).
En effet, à partir des données de la BRH, on constate que, de 1994 à 2019, le volume des actifs du secteur bancaire haïtien, composés de bons BRH et autres placements, des immobilisations, des disponibilités et du portefeuille de crédit net, n’a cessé de croître pour atteindre 401.95 milliards de gourdes en 2019 ; avec une croissance moyenne annuelle de 17.03 %. Il est à noter que la variation à la hausse du taux de change augmente la valeur nominale des actifs libellés en dollars lorsque ces derniers sont convertis en gourdes. Les dépôts captés auprès des clients ont atteint une valeur d’environ de 324.5 milliards de gourdes et ils ont augmenté à un taux de croissance moyen, sur la période, de 17.43 %. Les dépôts à vue, les dépôts d’épargne et les dépôts à terme croissent en moyenne au rythme de, respectivement, 19.3 %, 14.2 % et 18 %. Cependant en termes d’intermédiation, l’activité des banques ne s’est pas intensifiée. Le ratio des prêts nets accordés par les banques sur les dépôts recueillis est en moyenne de 39.48 % sur cette période. Il est passé de 53.2 % en 1997 à 38.4 % en 2019.
En ce qui a trait au poids de certains secteurs dans la répartition du crédit total accordé par le secteur bancaire haïtien, on constate que, de 2000 à 2019, dans le souci de réduire les risques liés à l’octroi de crédit, le secteur agricole (agriculture, sylviculture et pêche), l’industrie alimentaire et l’hôtellerie ont reçu respectivement 0.31 %, 4 % et 1.98 % de l’enveloppe des prêts bancaires. Alors que, les activités de commerce de gros et de commerce de détail dominent la distribution du crédit en recevant respectivement 14.84 % et 13.81 % sur la même période. Les crédits à la consommation représentent 10.74 % de l’ensemble des crédits accordés au cours de ces vingt années.
De 1994 à 2019, on voit que les revenus et les bénéfices nets des banques ont une tendance haussière sur toute la période, mais elle a été interrompue par les fortes turbulences politiques au cours de l’année 2018. Cependant, on remarque que les autres revenus croissent plus vite que les revenus d’intermédiation. Les autres revenus, comme les gains de changes et les commissions, ont dépassé les revenus d’intermédiation à partir de 2010. Les revenus nets d’intérêt ont un taux de croissance moyen de 18.22 % alors que les autres revenus augmentent à un rythme de 19.89 %. En effet, ces dernières années, les banques utilisent plus de ressources pour la réalisation des opérations de change (achat et vente de devises).
Qu’en est-il du secteur réel ?
Le rachitisme de l’économie haïtienne peut être observé à travers l’évolution de son produit intérieur brut (PIB réel), exprimé en milliards de gourdes réelles, ou encore son taux de croissance. Les seules années où le pays a dégagé un taux de croissance économique de plus de 5 % sont 1995 et 2011, respectivement, 9.9 % et 5.5 %. Deux années de reprise économique qui ont succédé les chocs du début des années 90 et de 2010. De 1990 à 2019, le taux moyen de croissance économique est de 0.88 % alors que la taille de la population a crû au rythme de 1.6 % sur la période. Ce qui implique que le taux de croissance de l’économie haïtienne ne suffit pas à améliorer significativement le niveau de vie de la population mesuré par le revenu national brut par habitant, qui est, en moyenne, de 734 dollars US constants. En plus, le taux de chômage, en pourcentage de la population totale, est de 11.63 % sur la période.
De nos jours, le concept de pays en voie de développement est plus utilisé que celui de pays sous- développé. Mais, selon l’économiste Frtiz Jean Jacques, Haïti ne mérite pas l’appellation de pays en développement, car nous sommes trop loin derrière. Pour lui : « Une économie sous-développée est reconnaissable par l’importance de son PIB, mais beaucoup plus évidemment par ces caractéristiques réelles » (Jean Jacques, 2015). Nous avons un PIB moyen, en dollars US constants de 2010, de l’ordre de 6.67 milliards de 1990 à 2019 et un PIB par habitant de 756 dollars en 2019. Haïti est le pays le plus pauvre de l’hémisphère occidental avec un indice de développement humain le classant 169e sur 189 pays en 2019. De plus, l’industrie ne compte pas assez dans la formation du produit intérieur brut.
À partir des données en séries temporelles allant de 1990 à 2019, en utilisant des outils statistiques et économétriques, on constate que le coefficient de corrélation simple (qui mesure le degré de liaison entre deux variables) entre les crédits accordés au secteur privé et le taux de croissance du PIB réel est faiblement significatif d’un point de vue économique alors que la corrélation entre les crédits bancaires et le taux d’investissement est statistiquement nulle.
À l’aide d’un modèle de régression multiple, on trouve qu’une variation positive de 1 % des crédits privés accordés par les banques commerciales haïtiennes, en pourcentage du PIB, fait augmenter le taux de croissance de la production réelle de 10.67 %. En regard au seuil de significativité, on peut dire que l’effet des crédits sur le taux de croissance de l’économie est faiblement considérable. En effet, une hausse de 0.01 des crédits au secteur privé augmente ce taux de croissance de seulement de 0.1 point de pourcentage. Tandis que l’utilisation d’un modèle vectoriel autorégressif, afin de tenir compte du biais de simultanéité, montre que les crédits accordés aux entrepreneurs et consommateurs privés, pour la période étudiée, ne prédisent pas une évolution positive du taux de croissance réel de l’économie haïtienne (pour plus de détails, consultez le lien suivant : https://academia.edu/resource/work/81927243).
Comment expliquer cette désharmonisation ?
Plusieurs facteurs peuvent expliquer la non-intégration du système bancaire haïtien dans le tissu de production. Ici, on va tenir de deux facteurs jugés déterminants dans la désintermédiation financière : l’incertitude découlant de l’instabilité chronique en Haïti et le faible revenu moyen des ménages.
L’incertitude constitue un poison virulent, non seulement pour l’activité économique, mais aussi pour l’activité financière. En effet, lorsque les banques sont pessimistes, elles sont plus réticentes à accorder du crédit et elles endurcissent leurs exigences. Par conséquent, l’accès aux ressources monétaires permettant le financement des investissements devient plus cher donc, plus difficile. L’instabilité chronique en Haïti et l’absence de modernisation du secteur agricole, qui est soumis aux alinéas climatiques (cyclone, sécheresse) sont sources d’incertitude. L’activité productive se déroule dans un environnement caractérisé par l’insécurité, l’instabilité politique, une vulnérabilité face aux catastrophes naturelles et une mauvaise organisation territoriale. Alors, les banques commerciales préfèrent s’orienter vers des activés offrant certaines garanties telles que les opérations de change (achat et vente de devises), l’achat d’obligations et de bons du trésor et les activités commerciales au détriment du financement de la production de biens et services.
Les banques, en tant qu’entreprises, ont pour objectif principal d’accroître les avoirs des actionnaires en rémunérant leurs capitaux à un taux plus élevé que le coût d’opportunité de ces derniers (Lhermite, 2003), en gérant et en se servant de l’argent des autres. Elles sont donc tenues d’être prudentes et vigilantes quant à l’utilisation des fonds recueillis. Alors, elles cherchent à réduire les risques en finançant, de préférence, les opérations commerciales qui consistent à importer et revendre des biens indispensables à la consommation. Ce qui explique, en partie, que, les activités de commerce de gros et de commerce de détail dominent la distribution du crédit.
Selon Jesùs Huerta De Soto (Monnaie, banque, crédit bancaire et cycles économiques, 2011), pour accorder des crédits sains (c’est-à-dire moins risqués, ne générant pas l’accroissement démesuré de la masse monétaire), les banques commerciales ont besoin de constituer des réserves correspondantes garanties par les dépôts bancaires.
En Haïti, le faible niveau du revenu moyen des ménages résultant, entre autres, d’une activité économique en détresse, d’une faible productivité, face à une forte pression de la population consommatrice, inhibe la formation d’une épargne destinée au financement des biens d’investissement (facteur de production). La faiblesse de l’épargne est l’une des causes fondamentales de la stagnation économique. Les ménages, ne disposant pas assez de revenus, sont obligés de consommer immédiatement leurs ressources monétaires pour satisfaire leurs besoins. Les chiffres ci-dessus montrent que les dépôts à vue croissent plus vites que les dépôts d’épargne et les dépôts à terme. Ce qui peut contrarier l’octroi de crédit à long terme par les banques pour financer l’investissement. En effet, ces dernières accordent plutôt des crédits à court terme seulement à des commerçants ayant un chiffre d’affaires considérable et offrant des garanties très solides.
Le Dr. Edouard Francisque a raison de dire que « l’absence de flux monétaires continus est un facteur de blocage structurel de l’économie d’Haïti où coexistent deux secteurs juxtaposés mais non intégrés ». Suite à ce constat, il est pertinent de faire quelques suggestions. Ainsi, on recommande :
- À l’État haïtien de jouer son rôle en travaillant à l’établissement d’un environnement favorable à l’investissement. Notamment, en réduisant les incertitudes liées à l’évolution de l’activité économique et en réaménageant le territoire.
- Au Bureau d’Information sur le Crédit (BIC) et au Centre de Facilitation des Investissements (CFI) de travailler conjointement afin de jouer un rôle plus significatif dans la rencontre des entrepreneurs ayant des projets générateurs de croissance économique et des agents à capacité de financement qui désirent investir.
- À la Banque de la République d’Haïti de revoir ses programmes d’incitation afin de stimuler davantage les banques commerciales à attribuer plus de ressources à l’octroi de crédits que les autres activités de non-intermédiation.
- Aux autorités économiques et financières de travailler à la création d’une banque de développement afin de combattre l’exclusion financière en octroyant des crédits accompagnés (suivi et contrôle) aux investisseurs avec des projets rentables financièrement et économiquement.
Rédigé par Roobens CANGÉ
Économiste
Email : roobenscange@gmail.com
Références Bibliographiques
FRANCISQUE Edouard, 2014. La Structure Économique et Sociale d’Haïti, un Essai d’Interprétation, C3 Editions, Pétion-Ville, 328 p.
JEAN JACQUES Fritz, 2015. L’Économie Haïtienne, État et Stratégie de Développement, Editions Oracle, Montréal (Québec), 267 p.
KEYNES John Maynard, 1936. General Theory of employment, Interest and Money; trad. fr. DE LARGENTAYE Jean, 2017. Théorie Générale de l’Emploi, de l’Intérêt et de la Monnaie, Ed. Payot & Rivages, Paris, 489 p.
LEVINE Ross, 1997. Financial Development and Economic Growth: Views and Agenda, [Journal of Economic Literature, Juin, Vol. 35, p. 688 à 726.
LEVINE Ross, 2005. Finance and Growth: Theory, Evidence, and Mechanisms, in [Handbook of Economic Growth, Elsevier B.V., ed. by Phillipe Aghion and Steven N. Durlaf, p. 865 à 934.
LHERMITE François, 2003. Performance et Situation des Banques dans l’Economie Haïtienne, L’accès, 1ere éd., 364 p.
PANIZZA Ugo, 2014. Développement Financier et Croissance Economique : les Connus Connus, les Inconnus Connus et les Inconnus Inconnus, De Boeck Supérieur, Février, Vol. 22, p. 33 à 66.
Sources de données
Banque de la République d’Haïti (BRH)
Banque Mondiale.