Inflation mondiale : quelles sont les éventuelles conséquences pour Haïti ?
« L’inflation est une maladie dangereuse et parfois fatale », Milton Friedman (1980).
Selon Beitone, Carzola et Hemdane (2019), l’inflation est un processus durable de hausse cumulative du niveau général des prix. Indicateur de premier choix pour apprécier la santé d’une économie, le taux d’inflation ne concerne pas l’augmentation du prix d’un produit ou de quelques produits, mais celle des prix de tous les biens et services qui s’échangent dans une économie. C’est donc, un phénomène économique d’ensemble, qui concerne la valeur du moyen d’échange de l’économie (la monnaie). Pour plus de détails sur les causes et conséquences théoriques de l’inflation, consultez l’intégralité du travail à l’adresse suivante : https://www.academia.edu/84292292/Zoom_sur_linflation_mondiale_quelles_sont_les_%C3%A9ventuelles_cons%C3%A9quences_pour_Ha%C3%AFti_?source=swp_share.
Comment est la situation en Haïti ?
En termes de montée des prix, Haïti est le quatrième pays de la Caraïbe. Le pays connaît une inflation galopante depuis plusieurs années ; 17 % en 2021. De 1990 à 2019, le taux moyen annuel d’inflation est de 14 %. En 2022, les prix continuent de progresser fortement ; sur les six premiers mois de l’année, les prix ont augmenté, en variation annuelle, en moyenne, de 26.43 %. C’est-à-dire qu’une famille qui avait besoin de 1 000 gourdes pour acheter son panier de biens, a besoin d’au moins de 1 264 gourdes aujourd’hui pour l’achat de ce même panier.
En Haïti, les principales sources de l’inflation sont, entre autres, l’expansion continue de la masse monétaire et la répercussion des variations du taux de change sur l’indice des prix à la consommation.
Selon la loi du 17 août 1979, qui a créé la Banque de la République d’Haïti (BRH), la banque centrale ne devait pas avancer une somme dépassant plus de 20 % des recettes de l’État (taxes recouvrées l’année précédente) moyennant un remboursement n’excédant pas un délai de 180 jours. Les dirigeants ont passé outre cette prescription. Le gouvernement central a continuellement recours au financement monétaire de la BRH (quand la banque centrale crée de la monnaie versée à l’État) pour soigner son déficit budgétaire. Rien qu’en 2021, le montant du financement monétaire environ (49 milliards de gourdes) représente plus de 45 % des recettes totales de l’État et près de 8 % de la richesse créée au cours de cette année (PIB réel : Produit Intérieur Brut réel). Au 30 juin 2022, le montant du financement monétaire a atteint 26 milliards de gourdes sur les 46 milliards de financement prévu pour l’exercice 2021-2022. Ce qui entraîne un accroissement de la masse monétaire non conforme à la production de biens et services dans le pays et crée de l’inflation comme on l’a vu plus haut (inflation par la monnaie).
On se rappelle de l’épisode d’appréciation fulgurante de la gourde face au dollar de septembre à octobre 2020. Où on avait, le 28 octobre, un taux de change de 62 gourdes pour un dollar ; alors que ce taux a atteint 121.2 gourdes pour un dollar le 12 août 2020. On se rappelle également que les prix ont chuté considérablement durant ces deux mois. Le niveau général des prix a baissé, en variation mensuelle (inflation par mois), de 0.5 % en septembre et 1.2 % en octobre. Cet épisode a montré qu’une bonne partie de l’inflation en Haïti peut être expliquée par l’augmentation du taux de change.
En effet, la hausse du taux de change traduit une inflation par les coûts (ou une inflation importée). Lorsque les produits importés coûtent plus chers, soit à cause de la dépréciation de la gourde (perte de valeur de la monnaie, augmentation du taux de change), soit à cause de la hausse des prix des produits étrangers (inflation mondiale par exemple), les importateurs répercutent cette augmentation sur les prix de vente. En avril 2022, les prix des produits importés ont progressé de 38 % alors que ceux des produits locaux n’ont augmenté que de 20.5 %.
Quelles sont les éventuelles conséquences pour le pays ?
Le taux de croissance de l’économie haïtienne était de – 1.8 % en 2021 ; l’instabilité politique et l’insécurité font du mal à l’activité économique ; la circulation et la vente des produits agricoles sont devenues difficiles à cause de l’occupation du territoire par des gangs armés ; une bonne partie de la population active ne travaille pas ; près de la moitié de la population est déjà en situation d’insécurité alimentaire selon le World Food Programme (WFP) etc. Alors, il va de soi que la tendance à la hausse des prix en Haïti et les prix mondiaux qui flambent font craindre le pire. Car l’inflation fait perdre de la valeur à l’argent et rogne les revenus. Ce qui rend la consommation plus chère et la production plus coûteuse.
De juin 2021 à juin 2022, les prix ont augmenté de 29 % contre 26.7 % en avril selon l’Institut Haïtien de Statistique et d’Informatique (IHSI). La flambée des prix est déjà fortement ressentie par les travailleurs percevant de bas salaires et les retraités. Se nourrir devient de plus en plus onéreux, alors la faim va s’aggraver dans une situation inflationniste. Selon les données du Programme Alimentaire Mondiale (PAM), la faim a augmenté significativement à Port-au-Prince et dans le Sud du pays. Effectivement, les prix des produits alimentaires et des boissons non alcoolisées ont subi un accroissement de près de 51 % sur cette période. Cela peut accélérer davantage la détérioration du tissu social. Certains ménages peuvent ne plus être capables de satisfaire leurs besoins essentiels.
Dans un monde menacé par l’inflation, une monnaie faible comme la gourde haïtienne ne peut pas conserver de la valeur. Les agents économiques (consommateurs, entreprises) qui ont effectué des dépôts d’épargne ou dépôts à terme en gourdes à la banque pourraient s’appauvrir dans la mesure où la hausse des prix affecte la valeur réelle de l’argent. Une somme d’argent déposée à la banque en 2020, n’a plus la même valeur en 2022 à cause de l’inflation. En effet, au 31 mars 2021, le taux d’intérêt créditeur nominal maximum (intérêt versé par la banque au déposant) pratiqué par la UNIBANK (plus grande banque haïtienne en termes de part de marché) sur les dépôts à terme était de 5 %. Avec un taux d’inflation annuel de 26.7 % en avril, supposant que le taux d’intérêt créditeur nominal reste inchangé, le taux d’intérêt réel (i-p/1+p ; avec i : taux d’intérêt nominal et p : taux d’inflation) est négatif (-17 %). Cela signifie qu’au lieu de gagner 5 % sur votre dépôt, votre argent perd de la valeur.
En ce qui a trait aux prêts bancaires, déjà difficiles d’accès, les banques risquent d’exiger des taux d’intérêt plus élevés en prévision de l’inflation à l’échéance de l’emprunt. Étant donné que la hausse des prix réduit la valeur réelle de l’argent, pour se prémunir contre la perte de pouvoir d’achat de la monnaie en situation inflationniste, la banque peut demander des taux d’intérêt débiteurs très élevés qui lui offrent une certaine marge par rapport à l’inflation. Ce qui rendra l’accès aux emprunts, afin de financer les investissements, plus difficile.
Les agents économiques pourraient recourir à d’autres moyens pour conserver de la valeur, comme l’achat d’autres monnaies plus stables comme le dollar américain. Ce qui entraînerait davantage de pression inflationniste sur le marché des changes (qui augmenterait le taux de change de la gourde face au dollar). Les plus aisés pourraient, à l’instar des turcs, acheter des voitures ou investir dans l’immobilier.
L’augmentation des prix des céréales et des produits pétroliers peut alimenter l’inflation en Haïti car cette dernière importe 70 % de ses céréales et le pays est totalement dépendant de ses importations pétrolières. En effet, la guerre Russo-Ukrainienne a poussé les prix des céréales, de l’engrais et de l’énergie à la hausse. Cette hausse des prix de ces produits entraîne une augmentation des besoins supplémentaires en dollars pour leurs importations. Cela signifie que la demande de dollars américains va augmenter sur le marché de change et donc, pousser le taux de change vers le haut. Ce qui, à son tour, va entraîner un renchérissement des prix de vente des biens importés.
L’offre de dollars américains ne suffit pas à satisfaire tous les besoins en dollars. Effectivement, les sources de rentrées de devises (monnaies étrangères) dans le pays sont en berne depuis plusieurs années déjà, à l’exception des transferts de la diaspora. Mais, avec la montée des prix, les transferts des travailleurs ou migrants haïtiens vivant à l’étranger peuvent s’amoindrir. Effectivement, si leurs salaires n’augmentent pas suffisamment pour compenser l’inflation, ils disposeront de moins d’argent pour envoyer à leurs familles ; car leurs dépenses auront augmenté du fait de la hausse des prix.
Les importations haïtiennes comportent également des matières premières et des biens d’équipement (utilisés pour produire d’autres biens). Le renchérissement des prix mondiaux provoque donc une élévation des coûts de production des entreprises, ce qui va se répercuter également sur les prix de vente des biens et services. Tandis que le rachitisme de l’économie haïtienne ne permet pas vraiment d’envisager une hausse de salaire pour amortir l’effet de l’inflation. Au contraire, ce rachitisme peut se renforcer avec une baisse de la consommation suite à la hausse des prix.
En effet, selon la loi de la demande, lorsque le prix d’un bien augmente, la quantité demandée diminue. Les ménages pourraient se tourner uniquement vers l’achat de biens élémentaires, dans des quantités essentielles. Une baisse de la demande conduit à une baisse des recettes des entreprises ; ces dernières pourraient être amenées à licencier les salariés non indispensables. D’ailleurs, la compagnie manufacturière S&H Global, œuvrant au Parc Industriel de Caracol en Haïti, vient d’annoncer la suppression de 4 000 emplois d’ici la fin de l’année suite à la diminution de la demande américaine.
Une autre conséquence de l’inflation mondiale est qu’elle peut creuser le déficit commercial du pays d’un point de vue nominal. De fait, l’augmentation des prix des produits importés traduit une augmentation de la valeur des importations ; car les importateurs vont avoir besoin de plus de devises pour importer les mêmes quantités de biens. Qui pis est, la forte élévation des prix locaux peut affecter négativement les exportations haïtiennes (une moindre compétitivité). La demande pour les matières premières et les produits manufacturiers provenant d’Haïti pourraient chuter.
Du côté des finances publiques, l’augmentation en valeur des importations pourrait accroître les recettes douanières (plus de droits de douanes) ; la hausse des prix pourrait augmenter la valeur de la consommation, donc plus de taxes sur chiffre d’affaires (TCA) ou, au contraire, les produits de la TCA pourraient baisser sous l’effet d’une baisse des quantités demandées des biens non essentiels. On pourrait penser que ces recettes permettraient de financer des programmes d’aides aux ménages les plus vulnérables face à l’inflation. Mais, les dépenses de fonctionnement dominent les dépenses publiques. Étant donné la montée des prix, ces dépenses pourraient augmenter aussi. La valeur des subventions pétrolières de l’État pourrait exploser avec la hausse des produits pétroliers. Au troisième trimestre de l’exercice 2021 – 2022, 20 des 26 milliards de gourdes de financement monétaire auprès de la BRH ont été utilisés pour financer les subventions de produits pétroliers.
Parallèlement à cette montée des prix, le pays connaît une récession depuis ces trois dernières années. Le taux de croissance économique a été négatif en 2019 (-1.7 %), en 2020 (-3.3 %) et en 2021 (-1.8 %). Haïti fait face au cauchemar de la Stagflation.
Rédigé par Roobens CANGÉ
Économiste
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Référence
BEITONE Alain, CARZOLA Antoine et HEMDANE Estelle, 2019. Dictionnaire de Science Économique, Dunod, Paris, 6e éd., 639 p.
Sources de données
Banque de la République d’Haïti (BRH)
Institut Haïtien de Statistique et d’Informatique (IHSI)
Ministère de l’Économie et des Finances (MEF)
Banque Mondiale (BM)